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es chers enfants
Je suis devenu vieux, et il ne me reste rien d’autre à faire que de penser. Voilà, je ne pense que peu au futur, car pour moi, un vieillard cela est inutile. Je ne pourrai rien changer, ce qui arrivera, arrivera. Par contre le présent m’intéresse beaucoup.
Mais pour juger honnêtement le présent il faut connaître le passé c'est-à-dire l’histoire. C’est pourquoi, je pense qu’un jour ou un autre vous vous poserez les questions : « qui étaient mon père et ma mère ? », « qui étaient mon grand père et ma grand-mère ? », « d’où vint notre histoire ? »
C’est cela que je veux vous raconter.
Mon père (votre Grand-père) Piotr Fedorovitch Rozov est né le 13 août 1858 dans le village Kirikhoti du département Danilovsk du gouvernement de Iaroslavl dans la famille du prêtre le Père Fedor Rosov et sa femme la « matouchka » Tatiana. Il avait un frère, plus jeune de quelques années, « Diada Micha »
Kirikhoti est un petit village constitué de trois maisons. Dans l’une d’elle vivait le prêtre, c'est-à-dire mon Grand Père, dans l’autre Ponomar, son aide qui sonne la cloche. Dans la troisième maison vivait une vieille « baba » Prostirna qui faisait cuire les « prosphores » c'est-à-dire le pain pour la consécration à la messe.
Dans le village il y avait une église et un cimetière. De tels villages s’appellent des « pogost » c'est-à-dire qu’il n’avait pas d’habitants autres que le prêtre et les participants aux services religieux.
Figure 4 Petit village de la région
Les terres attachées à l’église n’étaient pas grandes, peut être 15 ou 20 hectares, je ne sais pas très bien. Des terres allouées au village, mon Grand-père, le Père Fédor, en recevait deux tiers, c'est-à-dire 7 ou 8 hectares, le reste étant alloué à Ponomar et à Prostirna. Le Grand-père avait un cheval, une vache, un cochon et quelques poulets. Le salaire, attaché à l’église et payé par l’État, était petit, quelques roubles par an, peut être 10, 20 ou 30, je ne le sais pas exactement. Le plus important des revenus était le « streb » c'est-à-dire ce que le prêtre recevait pour le service religieux, pour les mariages, les enterrement, les baptêmes, les confessions, etc.
Le reste, Grand-père devait le gagner par son propre travail dans les champs. Il fallait labourer, faucher et d’une manière générale faire tout soi-même.
La population des alentours était formée de paysans pauvres ; cela se passait peu après l’abolition du servage Russie (1861). Autour il y avait 5 ou 6 villages dans un rayon d’environ 5 kilomètres, chacun comportant 10 ou 20 maisons. Tout cela était d’une grande pauvreté.
Il y avait aussi un ferme ou propriété, appartenant à un « pomechtik » qui aussi, n’était pas très riche. Ce propriétaire était le parrain de mon père Piotr Fédorovitch Rosov
Chez les habitants concernés il y avait en général 4, 6 ou 8, « boursiers » suivant les possibilités de la femme qui les prenait en charge. La vie était très originale. Le suivi des études était fait par les professeurs du séminaire. Ils venaient contrôler comment les enfants étudiaient. Un des élèves, le plus âgé en général, et qui était bon élève, était désigné comme le « chef de classe » dans la maison. Il devait faire respecter une certaine discipline et devait être obéi par les autres.
Ils étaient nourris de façon très simple, la ‘kasha », les pommes de terre, le pain ; la viande et le reste était rare, je ne sais même plus s’il y avait du sucre, peut être un morceau pour le thé.
Voilà comment mon père a étudié jusqu’à environ l’age de 14 ans (#1872).
Il était bon élève, et quand il eut fini ce cours, il fut transféré au séminaire de Kostroma, à une vingtaine de kilomètres, où il passa environ trois ans.
Là-bas, il reçut l’enseignement secondaire complet qui lui permettait, soit de partir pour devenir prêtre soit rester encore, pour un an ou deux, dans les classes supérieures du séminaire et y recevoir un certaine spécialisation.
Ma Grand-mère mourut vers 1871 alors que mon père avait 12-13 ans et était encore au Petit Séminaire.
Alors qu’il finissait son cursus au séminaire, son père, mon Grand-père, mourut d’une hémorragie cérébrale à l’hôpital de la ville de Jaroslavl qui était à 30-40 kilomètres du village de Kirikhoti où il était en fonction.
Mon père resta donc complètement orphelin Dans un tel cas la paroisse se transmettait à un fils, ou au gendre si la fille est mariée à un prêtre.
A la maison restait la sœur du Grand-Père, qui, alors que le Grand-père était déjà vieux, avait épousé un prêtre, le Père Alexis qui hérita donc de la paroisse.
Il restait encore à la maison le petit Diadia Micha, frère de mon père. Il avait quelques années de moins que mon père, et était sourd et muet.
Ainsi, à la fin du séminaire, mon père revint à la maison (à l’époque cela se faisait à pied !) et décida de ne pas embrasser la carrière ecclésiastique, mais de chercher un autre mode de vie. Il alla voir son parrain (le « pomechtchtik » dont j’ai parlé plus haut), lui raconta sa situation, probablement dans l’espoir de recevoir un peu d’argent ; Avec son aide il put partir à Moscou à l’Institut Militaire « Alekséeïvskiï ».
Après la fin des études à l’Institut Militaire « Alekséeïvskiï », mon père fut promu Officier et envoyé pour servir dans une ville (probablement « Krasniit ») dans le « Gouvernement » de Dublin, ex-territoire du Tsar en Pologne.
Son régiment fut envoyé à la guerre en Bulgarie. C’était en 1878, la guerre de libération de la Bulgarie de la Serbie et du Monténégro du joug turc.
Mon père n’y fut envoyé que pratiquement à la fin de la guerre, ce qui fait qu’il n’eut presque pas à combattre. Il resta quelques mois avec le régiment pour y faire régner l’ordre sur place, puis revint au « Gouvernement » de Dublin
Rencontre avec la famille Chelenkovsky
Après quelque temps, mon père, qui avait alors 28-29 ans(soit #1888), fit connaissance avec une famille polonaise, de petite noblesse, du nom de Chelenkovsky (Iossif Ignatievitch Chelenkovsky et sa femme Korali ( ?).
Dans la famille il y avait des enfants, le fils aîné Ignatii (qui devint mon oncle « Ignas », puis la fille Isabella (qui devint tante Idia).
Figure 4 Petit village de la région
Les terres attachées à l’église n’étaient pas grandes, peut être 15 ou 20 hectares, je ne sais pas très bien. Des terres allouée au village, mon Grand-père, le Père Fédor, en recevait deux tiers c'est-à-dire 7 ou 8 hectares, le reste étant alloué à Ponomar et à Prostirna. Le Grand-père avait un cheval, une vache, un cochon et quelques poulets. Le salaire, attaché à l’église et payé par l’Etat, était petit, quelques roubles par an, peut être 10, 20 ou 30, je ne le sais pas exactement. Le plus important des revenus était le « streb » c'est-à-dire ce que le prêtre recevait pour le service religieux, pour les mariages, les enterrement, les baptêmes, les confessions etc.
Le reste, Grand-père devait le gagner par son propre travail dans les champs. Il fallait labourer, faucher et d’une manière générale faire tout soi-même..
La population des alentours était formée de paysans pauvres ; cela se passait peu après l’abolition du servage Russie (1861). Autour il y avait 5 ou 6 villages dans un rayon d’environ 5 kilomètres, chacun comportant 10 ou 20 maisons. Tout cela était d’une grande pauvreté.
Il y avait aussi un ferme ou propriété, appartenant à un « pomechtik » qui aussi, n’était pas très riche. Ce propriétaire était le parrain de mon père Piotr Fédorovitch Rosov
Chez les habitants concernés il y avait en général 4, 6 ou 8, « boursiers » suivant les possibilités de la femme qui les prenait en charge. La vie était très originale. Le suivi des études était fait par les professeurs du séminaire. Ils venaient contrôler comment les enfants étudiaient. Un des élèves, le plus âgé en général, et qui était bon élève, était désigné comme le « chef de classe » dans la maison. Il devait faire respecter une certaine discipline et devait être obéi par les autres.
Ils étaient nourris de façon très simple, la ‘kasha », les pommes de terre, le pain ; la viande et le reste était rare, je ne sais même plus s’il y avait du sucre, peut être un morceau pour le thé.
Voilà comment mon père a étudié jusqu’à environ l’age de 14 ans (#1872).
Il était bon élève, et quand il eut fini ce cours, il fut transféré au séminaire de Kostroma, à une vingtaine de kilomètres, où il passa environ trois ans.
Là bas, il reçut l’enseignement secondaire complet qui lui permettait, soit de partir pour devenir prêtre soit rester encore, pour un an ou deux, dans les classes supérieures du séminaire et y recevoir un certaine spécialisation.
Ma Grand-mère mourut vers 1871 alors que mon père avait 12-13 ans et était encore au Petit Séminaire.
Alors qu’il finissait son cursus au séminaire, son père, mon Grand-père, mourut d’une hémorragie cérébrale à l’hôpital de la ville de Jaroslavl qui était à 30-40 kilomètres du village de Kirikhoti où il était en fonction.
Mon père resta donc complètement orphelin Dans un tel cas la paroisse se transmettait à un fils, ou au gendre si la fille est mariée à un prêtre.
A la maison restait la sœur du Grand Père, qui, alors que le Grand-père était déjà vieux, avait épousé un prêtre, le Père Alexis qui hérita donc de la paroisse.
Il restait encore à la maison le petit Diadia Micha, frère de mon père. Il avait quelques années de moins que mon père, et était sourd et muet.
Donc à la fin du séminaire, mon père revint à la maison (à l’époque cela se faisait à pied !) et décida de ne pas embrasser la carrière ecclésiastique mais de chercher un autre mode de vie. Il alla voir son parrain (le « pomechtchtik » dont j’ai parlé plus haut), lui raconta sa situation, probablement dans l’espoir de recevoir un peu d’argent ; Avec son aide il put partir à Moscou à l’Institut Militaire « Alekséeïvskiï ».
Après la fin des études à l’Institut Militaire « Alekséeïvskiï », mon père fut promu Officier et envoyé pour servir dans une ville (probablement « Krasniit ») dans le « Gouvernement » de Dublin, ex-territoire du Tsar en Pologne.
Son régiment fut envoyé à la guerre en Bulgarie. C’était en 1878, la guerre de libération de la Bulgarie de la Serbie et du Monténégro du joug turc.
Mon père n’y fut envoyé que pratiquement à la fin de la guerre, ce qui fait qu’il n’eut presque pas à combattre. Il resta quelques mois avec le régiment pour y faire régner l’ordre sur place, puis revint au « Gouvernement » de Dublin
Rencontre avec la famille Chelenkovsky
Après quelque temps, mon père, qui avait alors 28-29 ans(soit #1888), fit connaissance avec une famille polonaise, de petite noblesse, du nom de Chelenkovsky (Iossif Ignatievitch Chelenkovsky et sa femme Korali ( ?).
Dans la famille il y avait des enfants, le fils aîné Ignatii (qui devint mon oncle « Ignas », puis la fille Isabella (qui devint tante Idia).
Figure 7 Iossif Chelenkovsky et Korali, le « beaux parents »de mon pèrère
Il y avait enfin la cadette Bronislava (Bronka), la future femme de mon père.
Mon père fut fiancé pendant environ trois ans. Il était très aimé dans cette famille polonaise qui ne parlait pas le russe, mais le comprenait.
Quant à Bronka et sa sœur Isabella (ma tante Idia), elles apprirent très vite le russe dans cette société d’officiers, et, toutes le deux, parlaient cette langue parfaitement.
À cette époque l’oncle Ignas entra à l’Université de Varsovie, et au bout de deux ans obtint le droit de devenir pharmacien. Il entra donc travailler dans une pharmacie, puis partit au Caucase où il ouvrit, avec un des amis, une grande pharmacie.
Sa sœur, pour nous Tetia Idia, épousa un camarade de mon père, officier du régiment de « Riaga », « Vania Gvozdiev » que nous appelions « Diadia Vania».
Bronislava Iossivna Chenlovskaya (Bronka), ma mère
Pour ce faire; Tetia Idia se convertit à l’orthodoxie car, à l’époque, les officiers ayant épousé des polonaise étaient mal vus par le Commandement (il y avait des officiers polonais, mais peu car il y avait une norme destinée à éviter que ne se forme une société d’officiers polonais ; si je me souviens bien, le maximum admis était de 10% d’officiers polonais pour les régiments qui se trouvaient dons le Royaume de Pologne).
Figure 9 Ma tante Isabella (Tetia Idia) et Diadia Vania Gvozdiev
Comme je le disais, mon père était resté fiancé trois ans et était très aimé par mon Grand-Père et ma Grand-Mère et bien entendu Bronka en était très amoureuse.
Ayant enfin décidé d’épouser Bronka, mon père ne voulu pas que Bronka se convertisse à l’orthodoxie pour ne pas affliger les vieux parents catholiques. En fait, le vieil Iossif Chelenkovsky avait proposé que Bronka se convertisse, mais mon père avait refusé, en disant que c’était totalement inutile « nous sommes tous des chrétiens et tout cela ira bien » et c’est bien ce qui s’est passé dans notre famille. Il n’y a jamais eu de séparation entre les catholiques et les orthodoxes, chacun respectait normalement la religion de l’autre ; nous allions à la messe avec maman et maman allait à l’église avec nous.
Pour se marier, mon père devait obtenir la permission du commandant du régiment et l’accord de l’Association des Officiers. Avec cette dernière il n’y eu aucune difficulté, mais quand mon père s’est présenté au commandant du régiment pour demander sa permission, celui-ci est « monté sur ses grands chevaux » : « vous allez épouser une Polonaise, une catholique, dont on ne sait l’origine, etc. ». D’un manière générale, ce commandant s’est comporté d’une manière insultante vis-à-vis de sa fiancée. Selon son récit, mon père à sauté par-dessus une petite table qui le séparait du commandant, l’a empoigné et lui arraché la moitié de sa barbe. Je ne sais pas si cela s’était passé exactement comme cela, peut être n’a-t-il pas « arraché sa barbe », mais certainement « il l’a pris par la barbe » !
Il y a eu scandale. Après cela mon père lui déclara que «s’il n’était sa contents, il était à sa disposition s’il voulait réparation ».
De fait le colonel n’a pas donné suite à cette proposition de « réparation », mais ce scandale fut connu et la position de mon père ne lui permettait plus rester dans ce régiment : il lui fallait donc demander une mutation.
Bien sûr, le commandant du régiment ne pouvait pas donner un refus absolu, mais pour obtenir la mutation mon père devait obtenir l'accord du commandant du régiment qui le recevrait. S’étant de ce fait déplacé à la ville de Brest-Litovsk, il s’est présenté au commandant de la forteresse pour demander d’entrer dans un des régiments de cette forteresse. Il a été assez bien reçu et a été envoyé chez le commandant d’un des régiments, qui a accepté principe d’une mutation. Cependant, après que mon père lui ait fait connaître son intention de se marier, le commandant a essayé de le convaincre de ne pas donner suite au projet.
En fait, la vraie raison des objections du commandant était qu’il avait trois ou quatre filles. La situation de telles jeunes filles était qu’elles épousaient en général des officiers du régiment local ou d’un régiment voisin. Ceci explique pourquoi le commandant acceptait volontiers des jeunes officiers célibataires mais n’était pas intéressé par des officiers mariés. La réponse fut donc une promesse dilatoire de faire connaître prochainement la décision par écrit. Bien entendu l’accord demandé n’a jamais été reçu.
Le temps passait et il fallait trouver une solution : mon père ne pouvait pas et ne voulait pas se marier en mettant sa femme dans la situation d’épouse d’un mari sans situation. Il partit ainsi à Varsovie pour demander conseil à des amis et s’est adressé au « police-meister »c'est-à-dire le commandant du régiment de police de Varsovie (En ce temps la police de la capitale était dirigée par des officiers issus de l’armée).
Ce commandant était un homme jeune, sympathique, mon père, qui était bel officier, lui a plu et ils ont longtemps discuté du poste d’« Aide de Camp » que le Colonel était prêt à lui offrir. Mon père lui ayant parlé de son intention de me marier, le Colonel, lui aussi tenta de lui faire changer d’avis, mais mon père resta ferme et confirma qu’il aimait sa fiancée et ne pouvait rompre. Une fois de plus, l’entretien pris fin sur une promesse de faire connaître bientôt la décision par écrit.
La lettre ne venant pas, mon père pris la décision de quitter le service armé et servir dans le civil. En sa qualité d’officier, celui lui a été assez facile.
Il alla à Varsovie au « Contrôle d’État » et se présenta au Chef de la « Chambre de Contrôle ». C’était une importante Chambre de Contrôle qui couvrait non seulement le « Gouvernement de Varsovie » mais tout le Royaume de Pologne qui était sous le Pouvoir de la Russie. Mon père fut bien reçu par ce fonctionnaire et finalement reçu son accord pour entrer à la Chambre de Contrôle.
Mon père rentra alors à la maison, content, mais un peu triste. Le grand-père et la grand-mère furent plutôt heureux de cette issue, mais Bronka était déçue et pleura un peu de dépit. Elle s’était habituée à l’idée d’épouser un officier, comme sa sœur, et de mener une vie sociale correspondante. Après quoi elle s’est calmée et le mariage se fit.
À cette époque, il n’y avait pas de mariage civil, mais des mariages religieux et chacun se mariait selon sa religion. Dans le cas de mariages entre chrétiens, pour qu’il y ait une bonne entente dans le couple, on procédait généralement d’abord dans une église russe et, après, dans une église catholique. Mon père le voulait ainsi, mais semble-t-il, il fallait aller quelque part très loin et cela n’était pas possible : le mariage ne se fit donc qu’à l’Église orthodoxe.
Les enfants ont commencé à naître.
Les 4 sœurs (photos des années 20)
Figure a Tania Rozova née en 1885
Figure b Macha née en 1887
Figure c Dora née en 1891
et fig d Natacha née en 1905
Le 13 avril 1895 est né le fils longtemps Fédor attendu (moi-même) puis ce fut Vania (Diadia Vania) né le 5 janvier 1897
Ce n'est que 8 ans plus tard qu'est née, en 1905, la quatrième fille, Natacha (voir photo plus haut)
Après le mariage les époux allèrent travailler et habiter à Varsovie dans un modeste appartement en location.
Au début, le salaire était très petit, à peu près le même que celui qu’il avait comme officier (car les officiers étaient en général très mal payés). Au service, il travaillait dur ; il était comme moi, très travailleur.
Puis mon père eut de l’avancement et devint, je crois, Secrétaire de la Chambre de Contrôle, ce qui était une situation assez importante d’adjoint au Directeur. La vie était cependant assez dure : la vie en ville n’était pas aussi chère que maintenant, mais c’était là quand même la Capitale.
Avec une telle famille, il a fallu louer un appartement plus grand, quatre ou cinq chambres, je suppose même avec une salle de bain. Bien entendu, il n’y avait pas ascenseur, car à cette époque les ascenseurs (hydrauliques) étaient très rares. Je crois qu’à l’époque on s’éclairait au pétrole.
Toutes les filles étudiaient au lycée d’État russe (« Mariinskaia Gymnasia »)
Je me rappelle très bien notre vie à Varsovie et je pense même me souvenir de l’époque où j’avais environ trois ans !
Je me souviens que dans le but d’aider mon père, ma mère appris à tailler et coudre et prenait des commandes de couture de robes. Par ailleurs, ma mère apprît à tricoter sur machine et mon père acheta à crédit une grande machine à tricoter des chaussettes. C’était, je me le rappelle, une très longue machine mécanique à pédale. Ma mère contribua donc aux finances de la famille, et faisait travailler deux ouvrières, car à l’époque la main d’œuvre était très peu chère. Je me souviens que l’une des demoiselles s’appelait « Pana Lunia » et l’autre « Panna Bronia ». J’avais à l’époque composé un poème « yolotchka Elunia, Bronia panna Lunia ».
Ainsi notre installation était meilleure, avec un assez beau mobilier, y compris un piano, car mon père, en tant que Secrétaire, recevait ses collègues les « Revizors en Chef », et même une ou deux fois par an le Directeur.
Je me rappelle encore que les collègues de mon père n’étaient pas seulement des Russes, mais aussi de nombreux polonais. Parmi eux, venait souvent le « Revizor -Adjoint » Pan Jagelski. A la maison, quand nous étions seuls, nous parlions russe, mais lorsqu’il y avait les ouvrières, la servante ou la nourrice, nous parlions polonais.
Ainsi, nous déménageâmes à Kostroma. Il était impossible de vendre le mobilier à un prix correct et pour ne pas le brader, mon père décida d’emporter l’essentiel du mobilier. Tout ce mobilier a été emballé dans d’énormes caisses qui ont été envoyé à Kostroma un mois avant notre départ.
Encore un souvenir de Varsovie : Vania a eu une inflammation des végétations dans la gorge ; à cette époque, cette opération était un peu risquée. Nous avions tous pleuré quand on l’amena chez le médecin, et quand il revint, je rappelle qu’il avait un grand pansement blanc sur le cou. Ceci dit nous étions tous contents car après l’opération il fallait que Vania mange des glaces pour hâter la cicatrisation, et bien sûr, nous en avons tous profité.
Lorsque la fille aînée (Tania) eu environ 15 ans (c’était donc vers 1900), mon père avait déjà servi de nombreuses années en Pologne et avait le droit de demander sa mutation en Russie. Bien sûr, il aurait dû plutôt rester à Varsovie, mais il avait une grande nostalgie de sa Patrie, et notamment de Kostroma (dans le Gouvernement de Jaroslavl) et il se trouva alors qu’une place de « Contrôleur Adjoint » (« mladchii revizor ») était vacante à Kostroma. Bien entendu, mon père accepta avec joie cette proposition et fut muté à Kostroma.
Si je ne me trompe pas, ce fut en 1900 et j’avais à cette époque environ 5 ans.
Grand-Mère et Grand-Père vinrent avec nous à Kostroma (le Grand-Père avait environ 63 ans et Grand-Mère 65).
En fait, avec une telle quantité d’enfants, il ne nous était pas possible de nous restaurer dans les restaurants de gares et nous mangions donc dans le compartiment. Nous étions neufs et occupions deux compartiments. Pour ce voyage, nous avons commandé un coffre spécial (en russe « laretz »), qui comprenait tout le nécessaire, assiettes, tasses, couverts ainsi que la nourriture et avons donc voyagé avec « confort ».
La route était extrêmement intéressante. Ce fut notre premier grand voyage et ne voulions pas dormir pour profiter de ce qu’il y avait à voir.
Nous arrivâmes à Jaroslavl où mon père avait décidé de s’arrêter, car c’était son lieu natal et il y avait encore de la parenté, son cousin Varakine. La famille Varakine était une grande famille, avec de nombreux enfants déjà adultes, car le cousin était plus âgé que mon père, Les filles étaient mariées à des officiers, les garçons étaient officiers : c’était une famille de militaires. La maison était grande, du type « paysan », car elle n’était pas située dans Jaroslavl même, mais de l’autre côté de la Volga, non loin des berges. Nous y restâmes une semaine. Pendant ce temps, mon père parti à Kostroma.
De Jaroslavl à Kostroma, nous fîmes le voyage en bateau, une nuit de voyage. Nous arrivâmes à Kostroma vers midi. La ville de Kostroma est assez jolie, ancienne, dans le centre, sur une colline ou il y avait la « Place Ivan Soussanine.
Sur cette place était disposé le monument dédié à Ivan Soussanine et qui se voyait d’assez loin.
Figure 25 A
dessus vue de Kostroma avec son celèbre monumenr à Ivan Soussanine et les berges de la
volga
,
Cette Place était la Place centrale d’où partaient des rues en étoile. Nous habitions dans une de ces rues, la Konstantinovskaya. En face de notre maison il y a avait une église dédiée au Tsar Constantin et à la Tsarine Hélène. Il y avait encore deux autres églises, un monastère pour femmes et une autre église du même genre que celle en face de chez nous.
Tout cela était très pauvre, très simple. Notre maison avait deux niveaux. L’appartement que nous avions loué se trouvait au premier étage ; six pièces avec le confort de l’époque (il faut comprendre qu’il n’y avait pas de canalisations comme maintenant ; les toilettes donnaient sur une fosse sous la maison, qui était vidée chaque année par des pompes, l’électricité n’existait pas encore à Kostroma et nous nous éclairions au pétrole).
Il y avait un très grand balcon, ou plutôt une terrasse non couverte, d’une douzaine de mètres de long sur deux de large avec une belle balustrade, lourde de type « à l’ancienne ». Je me souviens de cette terrasse parce que là bas l’hiver est très long, et d’octobre à avril tout était couvert de neige, d’une épaisseur d’un mètre ou plus. Le dégel de la neige et des glaces de la Volga ne commençait que vers fin avril/début mai.
La maison donnait sur une énorme cour et un grand jardin avec des arbres fruitiers, de pommiers et des petits poiriers, et puis des framboisiers etc.
Lorsque le portier nettoyait un passage dans la neige, il rejetait la neige du coté de notre maison et la neige arrivait jusqu’au balcon, à une hauteur de deux à trois mètres. Cela nous permettait de sauter directement du balcon et quand la neige était durcie on pouvait accéder directement à la terrasse !
Nous jouions alors à la guerre, et notre père et aussi notre vieux grand-père participaient : les enfants de la cour jouaient à nous attaquer, eux du dessous, et nous du dessus. C’est était extraordinaire ! A Kostroma il y avait beaucoup d’église, (on disait quarante fois quarante).
On n’allait bien sûr pas dans toutes, pour la liturgie du dimanche, nous allions dans notre église, en face chez le Père « Khlebant », un vieil et sympathique vieillard, avec des cheveux tous blanc. Pour les vêpres nous allions au monastère « Bogoyavlenskii » où les chants étaient très beaux.
A Kostroma il n’y avait pas beaucoup de distractions, nous n’allions au cinéma que deux ou trois fois par an, et pour nous aller à l’église était une distraction.
A part cela, nous avions de la parenté : par exemple Diadia Pacha Gorodetski, c’est un cousin à mon père. Il était notaire. Ses parents étaient relativement aisés et à la fin du séminaire, il n’eut pas besoin d’aller à l’armée comme mon père, mais entra comme fonctionnaire au Ministère des Finances
Ayant de l’argent, il appris le métier de notaire et acheta un office de notaire. Il avait une grande famille, je crois trois grandes filles et un garçon « Boria ». (Je me souviens de lui parce que, je ne sais pour quelle raison je n’aimais pas ce garçon).
Nous avions aussi quelques tantes. L’une d’entre elles (une veuve), m’avait impressionné : elle vivait dans une maison bourgeoise, « de pomechtichik » à l’ancienne », chaude, avec des doubles fenêtres, avec deux énormes buffets dans la salle à manger, des grands poêles, et dans un de ces armoires il y avait sur les étagères une grande quantité de samovars. Sur les étagères du bas ces samovars étaient énormes, comme un seau de 5 à 6 litres, puis de taille décroissante sur les étagères supérieures. Certains étaient en argent et le plus petit était un samovar permettant de faire deux grands verres de thé. C’était très agréable, après que le samovar ait chauffé, on le mettait sur la table sur un plateau en cuivre ou en argent. Pour recevoir quelqu’un on préparait le thé dans une théière qu’on mettait sur le dessus du samovar et on buvait lentement une grande quantité, avec de la confiture. Les confitures étaient remarquables, surtout les cerises.
Les cerises ne poussaient pas à Kostroma, on les achetait d’ailleurs, mais il y avait des pommes et surtout uns grande quantité de baies (fraises de bois, framboises, cassis, groseille) qu’on préparait de manière délicieuse. On buvait le thé avec la confiture, avec du sucre aussi, mais tout le monde prenait peu de sucre et beaucoup de confiture.
Par ailleurs, cette tante avait une très grande quantité de conserves de champignons, marinés, mais surtout salés. Dans la région de Kostroma il y avait une quantité extraordinaire de champignons, et il n’y avait presque jamais d’empoisonnements, car les gens les connaissaient très bien. On disait que là-bas la terre était telle qu’il n’y avait presque pas de champignons vénéneux. Il y en avait tout l’été et type par type allaient jusqu’aux gelées de novembre. Le spécialistes les préparaient et les vendaient au marche et ces champignons étaient très peu coûteux. On pouvait en acheter au kilo, mais généralement on les avait par petits tonneaux en bois, par exemple pour soixante/soixante dix kopecks pour environ dix litres. On en mangeait beaucoup, en soupe et autrement et nous en avions ainsi pour un bon mois.
Telle était la vie à Kostroma. Il n’y avait pas beaucoup de magasin dans la ville : au « bazar », et dans la rue principale qui s’appelait je ne sais pas pourquoi « Maroussinskaya ».
Dans les petites rues il y avait des boutiques du type d’épicerie mais avec un caractère spécial, on y trouvait de tout, du fil, des aiguilles, des cahiers, des harengs qui sentaient très fort. J’adorait aller dans ces boutiques, notamment chez un certain « Barachnikov » à coté de chez nous, chez qui on achetait tout ce dont on avait besoin.
Les sœurs avaient été admises immédiatement au « Gymnase dit « Mariinkii» c'est-à-dire un collège d’État. Tania était, je crois, dans la 5ᵉ classe, Macha en 4ème et Dora entra dans la 1ère (la plus petite) classe.
Comme je l’ai déjà mentionné, il n’y avait aucune distraction à Kostroma : chaque établissement d’enseignement organisait une fête à Noël et à Pâques avec une soirée dansante et un spectacle.
Kostroma, foule attendant le passage de Nicolas II pour le tricentenaire de la dynastie des Romanov
Moi j’étais petit, mais je me souviens que Macha était très bonne actrice dès son jeune âge. Je me souviens d’un spectacle où Macha jouait le rôle de « Snegourotchka » dans le ballet du même nom, et aussi le rôle du Prince dans le ballet « La Belle au bois dormant ». Elle était très mignonne dans son costume en papier (ces costumes étaient fabriqué et cousus de longues semaines avant le spectacle.
Pour les autres distractions, nous allions au bois qui commençait dès la sortie de la ville. Parfois, mon père louait un bateau avec un rameur et nous traversions la Volga où il y avait des circuits de promenade.
Il y avait aussi en ville des foires. Et puis il y avait un monastère très intéressant, le monastère « Ipatievsky », à 6 kilomètres de Kostroma qui était la ville d’origine de la dynastie des Romanov (Qui a commencé vers 1610, ou 1612, et a duré jusqu’à l’assassinat du Tsar Nicolas II, de l’Impératrice Alexandra et de leurs enfants en 1918 par nos « amis » les bolcheviks).
Kostroma, la maison historique de la famille des Romanov
Ce monastère était très célèbre : vers 1610 l’époque était très trouble en Russie. Pendant deux ou trois ans le Pouvoir était vacant avec des Princes qui se combattaient les uns les autres et n’obéissaient pas aux Tsars Vers 1610, les Polonais, nos ennemis éternels, ont profité des circonstances, ont occupé Moscou, et ont installé sur le trône « l’Imposteur Dimitri » (marié à une Polonaise) qui prétendait être le Tsarévitch Dimitri, qui aurait miraculeusement survécu de son assassinat par Boris Godounov (rappelez vous l’opéra du même nom). Le Russes avaient compris que cela ne pouvait pas durer, qu’il fallait se débarrasser des Polonais et désigner un Tsar issu des « Boyards ». Ils ont donc élus le Boyard Michel Romanov. Michel Romanov vivait près du monastère « Ipatievsky » qui se trouve sur le bord de la rivière Kostroma, affluent de laVolga, et à coté de la ville de Kostroma.
Kostroma, monastère Ipatieff
Les Polonais, ayant appris que les Russes ont élus un Tsar, ont décidé de le faire tuer et ont envoyé des troupes vers Kostroma. Cela se passait en hiver, tout était recouvert de neige et le Polonais, ne connaissant pas le chemin, ont exigé de se faire guider par un certain Soussanine qui avait un fils Ivan Soussanine, un garçon de 15-16 ans. Le père et son fils se sont concertés et le garçon a « promené » ces troupes pendant toute la journée dans la forêt profonde autour de Kostroma (alors que le monastère était tout proche, à quelques kilomètres).
Lorsque les Polonais ont compris qu’ils ont été trompé, ils ont menacé de tuer le gamins qui à répondu « Vous ne trouverez pas en moi un traître, il n’y a pas, et il n’y aura pas de traîtres sur la Terre Russe ». Les Polonais en colère l’ont alors tué et, comme disait le poète « la neige pure a été réchauffée (obogrela ?) par un sang pur et a sauvé la Russie ». Ainsi, le Tsar Mikhail a été sauvé. Un musée a été établi dans le monastère Ipatievsky, et existe encore.
En 1901, mon père a eu un conflit avec le Gouverneur de Kostroma : en fait, mon père avait la responsabilité du contrôle des travaux d’approfondissement de la Volga qui s’envasait et devait être draguée. Un jour, avant son départ au travail, vers 9 heures du matin, mon père avec la famille et moi-même était à table et prenait le thé. Un serviteur apparut et dit « Barine, il y a un moujik qui vous demande ». Un moujik, de grande taille, entra dans la salle à manger et tomba à genoux et dit « Piotr Fedorovitch, sauve-moi, des assassins m’ont volé ». Après s’être calmé ; il raconta que le gouvernement, c'est-à-dire les entreprise qui faisaient les travaux , faisait du chantage en exigeant des « commission », pour lui confier le travail, et après pour des motifs divers.
Mon père fut scandalisé et promis d’examiner l’affaire. Lors d’une réunion chez le Gouverneur, il en informa de ces faits. Le Gouverneur fut courroucé de ce que mon père se soit mêlé de « ses affaires », et lui dit qu’il n’avait qu’à déposer plainte s’il n’était pas content. Mon père a donc déposé une plainte officielle au cours de cette réunion, mais aucune suite n’y fut donnée. Ayant de nouveau soulevé cette question, le Gouverneur lui a répondu qu’il y a eu erreur de procédure, par le fait que lors de la réunion, au moment de la plainte, le « zertsalo » était recouvert, rendant la réunion non officielle et la plainte non recevable. Le « zertsalo » était un objet triangulaire sur lequel était dessiné un œil (on l’appelait 70 000 fenêtres), qui était recouvert par un mouchoir vert, qu’on enlevait pour déclarer la réunion « ouverte ».Tout ce qui se passait à partir de ce moment était alors considéré comme étant fait devants yeux du Tsar, rendant toute « faute » sévèrement punissable. Voyant qu’il ne pouvait obtenir satisfaction, mon père a déposé une demande au contrôleur d’État de St Petersbourg. La réponse fut que cette affaire était scandaleuse, mais qu’il serait maintenant difficile pour mon père de rester à son poste avec ce Gouverneur qui était cependant une personnalité considérée comme libérale« peredovoï, universant ».
On lui a donc proposé une mutation a Ekaterinoslav (maintenant Dniepropetrovsk), anciennement Poltava, avec une promotion de « Mladchii Revizor » en « Starchii Revizor ».
Mon père a accepté sans hésitation, mais sans décider sur le moment sur le choix de la ville.
Poltava est une ville connue, siège du Gouverneur, non loin du Dniepr, dans la Russie Centrale. C’est une ville jolie, pas très grande, connue par le fait qu’à proximité s’est déroulée la « Bataille de Poltava » qui du temps de Pierre Le Grand, a permis la libération de la Russie de la domination des Suédois.
Ekaterinoslav (Dniepropetrovsk) était une ville, industrielle, beaucoup plus grande et moderne, plus au sud, sur le bord du Dniepr. Dans cette ville, il y avait beaucoup d’Établissements d’Enseignement (plus d’une dizaine) ainsi que l’Institut des Mines. Finalement mon père a accepté la mutation à Dniepropetrovsk. Mon père devait partir sans délai parce que le Directeur de la Chambre de Contrôle d’Ekaterinoslav était tombé malade et il lui fallait un remplaçant. Ainsi, il dut partir avec un délai de quelques semaines. Cela se passait en septembre, et comme les l’année scolaire avait déjà commencé, mon père résolu de partir seul tandis que la famille resterais à Kostroma jusqu’au printemps pour permettre aux enfants de finir l’année scolaire. Mon père partit donc en octobre et resta à Ekaterinoslav jusqu’au mois de mai.
Entre-temps se passa un événement important pour la famille. Notre grand-mère Koralia décéda après une longue maladie (elle avait quelque chose comme une plaie sous l’œil) et à cette époque les soins médicaux étaient rudimentaires. Ce fut pour nous une grande peine, mais comme toujours tout cela se tasse rapidement. Pour moi, ce fut la première fois que je vis une mort dans la famille et j’ai eu très peur. Vania, lui, n’avait pas eu peur, car il était plus jeune et comprenait moins l’événement. Par exemple, maman nous a dit le soir : « allons dire adieu à Grand-mère, qui est couchée dans le grand salon ».
Moi, j’ai dit que je ne voulais pas y aller, car j’allait pleurer (en réalité ce qui me retenait ce n’était pas le fait de pleurer, mais simplement j’avais peur), tandis que Vania, lui, pris la main de ma mère et dit « allons embrasser Grand-mère ». Cette demie année fut triste : mon père était absent, Grand-mère mourut, et enfin c’était l’hiver qui, dans le nord, est tellement triste, avec des jours très courts, le froid et le cri lancinant des corbeaux, etc.
Enfin, mon père revint. Nous l’avions attendu avec impatience, et très vites nous nous préparâmes. Nous avions gardé les caisses pour le déménagement, et après deux semaines environ nous partîmes. Le déménagement étant payé par l’»administration, nous ne partîmes pas par train mais en bateau à vapeur.
Nous étions neufs en tout : le grand-père, notre famille (papa, maman et cinq enfants) et Diadia Micha (le jeune frère de mon père, sourd et muet et infirme). En effet à l’époque ou nous étions partis à Kostroma, Diadia Micha vivait chez « son oncle », le Père Alexis, le mari de la sœur décédée de mon pères. La vie de Diadia Micha était très dure, car le Père Alexis était devenu alcoolique au point qu’il fut rétrogradé diacre puis rendu à la vie civile. Il se soûlait à mort, sortait tout nu dans la rue et battait Diadia Micha (Diadia Micha était alors jeune). Papa l’avait donc fait venir à Kostroma et il nous suivi à Ekaterinoslav.
Nous installâmes donc sur le bateau (les bateaux en partances de Kostroma étaient assez grands) pendant environ un jour et demi, jusqu’à Nijni Novgorod (devenue plus tard « Gorki ») en passant devant Kazan, la capitale de la région Tatare. Nijni Novgorod était une grande ville, peut être deux cents ou trois cents mille habitants, qui se trouvait pratiquement à la limite entre l’Asie et l’Europe
La population de la ville était de ce fait mélangée, européenne et asiatique et c’est une belle ville dans laquelle chaque année, il y avait une énorme foire où venaient des visiteurs , non seulement russes, mais aussi européens de l’ouest et surtout des pays asiatiques (Chine, Corée, Japon, etc.).
Nous restâmes une journée à Nijni Novgorod.
Nous montâmes donc à bord d’un de ces navires passâmes devant les villes telles que Sibirsk, Samara, Saratov et arrivâmes à Tsaritsyn. Nous montâmes donc à bord d’un de ces navires passâmes devant les villes telles que Sibirsk, Samara, Saratov et arrivâmes à Tsaritsyn.
Le voyage dura environ cinq jours sur peut-être 1500 2000 verstes, le navire était très beau et riche, nous courions sur le pont en regardant le paysage, mangions dans de très bons restaurants et d’une manière générale, ce fut un grand plaisir.
Ci-après quelques photos et cartes postales qui soulignent le caractère pittoresque de Nijni Novgorod, l'une des plus vielles villes de
Russie
La ville principale de Novorossya était Ekaterinoslav, une grande ville, moderne selon le standard de l’époque, avec l’éclairage électrique (courant continu avec des lampes à arc), l’eau courante, le tramway (c’était un beau tramway, l’un des premiers en Russie).
Il y avait beaucoup d’établissements d’enseignement (peut être une quinzaine d’établissements secondaires) et aussi l’Institut des Mines, ce qui fut la raison principale pour mon père pour le choix de cette ville.
Nous arrivâmes dans un petit appartement, dans lequel habitait mon père pendant notre absence. Il habitait chez une dame juive, une veuve, et qui libéra l’appartement à noter arrivée.
Il y avait, je crois, trois pièces, ce qui était très petit pour nous, et y restâmes a peine quelques mois. Cet appartement se trouvait sur la place de la Sainte Trinité », en face de l’église du même nom.
En décembre, mon père trouva un grand appartement de 6 ou 7 pièces dans la rue du « cimetière ». C’était quand même un peu étroit, mais pas si mal, et nous avions tout notre mobilier, avec un piano etc.
Plus tard, mon père vendit, ou échangea, le mobilier pour acquérir un mobilier nouveau.
Ainsi commença notre vie à Ekaterinoslav. Mes sœurs allèrent au « Mariinskaya Gymnasia » (collège d’État) comme auparavant à Kostroma.
Moi et Vania, nous ne faisions rien, et nous travaillions un peu avec nos sœurs. Cela se passait environ en 1902/1903.
C’est à cette époque que commença la guerre avec le Japon. Aussi apparu le premier cinéma : les images n’étaient pas très belles, mais je me rappelle qu’on y montrait des bateaux russes, Port Arthur et des scènes de guerre. Nous étions donc au courant de ce qui se passait. Cette guerre avait été honteusement perdue et la révolution (de 1905) en fut une conséquence.
Cette révolution n’apporta pas de très grands changements, mais il y eu quand même des suites : après quelques mois de mouvements révolutionnaires, le Tsar proclama une Constitution et il y eut les élections de la première Douma d’Etat. Beaucoup de « gauches » y furent élus.
Le Tsar considéra qu’il avait accordé trop de libertés et d’avantages au peuple, et la Douma fut très vite dissoute. Une deuxième Douma a été élue, mais cette fois pour y être éligible les conditions avaient été changées pour obtenir une assemblée plus à droite.
Mais ce n’était pas encore suffisant et une troisième Douma fut appelée, cette fois très conservatrice. Presque un tiers de cette Douma était composée de Prêtres ; les prêtres n’étaient pas a priori tous conservateurs, certains étaient très « modernes » (par exemple dans la famille de mon grand-père), mais malgré tout ils dépendaient entièrement du Gouvernement et par conséquent étaient obligés de le soutenir. Ainsi, le bouillonnement continuait et dans la ville on envoya les troupes Cosaques, qui étaient le soutien principal de la monarchie. Pour nous, les garçons, et pour nos sœurs, tout cela était très intéressant, nous ne sentions pas le danger, mais nous avions un peu peur lorsqu’il y a eu des fusillades dans la rue, lorsque commencèrent les manifestations d’ouvriers, d’employés, c'est-à-dire des manifestations de masse. Beaucoup de jeunes participaient à ces manifestations. A cette époque, j’avais dix ans et j’étais dans la plus petite classe (classe préparatoire) du lycée (« realnoe uchilichtche »).
Je me rappelle qu’après les premières victoires de la révolution, il y eu de nouvelles lois provisoires, et au lycée fut formé un Comité avec les gamins les plus âgés (14//15 ans), qui par exemple décida que la salle de billard des professeurs devait être mise à la disposition des élèves, et aussi que tous les élèves avaient le droit de fumer en tous endroits du lycée. (avant, on ne pouvait fumer qu’en cachette dans les toilettes).
Bien sûr, tout cela ne dura pas longtemps, et lorsque les grèves se terminèrent, les enseignants reprirent le contrôle de la situation. Il en resta cependant quelque chose, par exemple la création de Comités de parents d’élèves, qui avaient même le droit de se mêler dans les questions relatives aux études.
Mon père était le Président du Comité des Parents de notre lycée et plusieurs fois par ans, il venait inspecter les écoles. Je me rappelle, un fois, alors que nous étions en classe, de français je croie, la porte s’ouvrit et entrèrent le Directeur (il s’appelait Timochenko), suivi de mon Père, des inspecteurs et de quelques professeurs. Nous sommes tous levés, et je restais ébahi, me demandant ce que faisait ici mon père. Ils s’assirent tous sur des chaises ou des bancs d’école, et pendant une quinzaine de minutes écoutèrent notre cours de français. Par ailleurs, la gymnastique fut introduite dans les écoles : on invita de tchèques qui étaient de remarquables professeurs de gymnastique.
Aussi, des parents d’élèves volontaires venaient surveiller et participer au fonctionnement de la cantine.
Ainsi, cette première révolution laissa quand même certaines conséquences.
Il y avait énormément de manifestations dans la ville, qui étaient dispersées par la police, et surtout par le Cosaques à cheval. Au cours d’une de ces manifestations, fut tuée une personne que nous connaissions bien.
C’était un Ukrainien, d’une quarantaine d’années, de belle prestance avec de grandes moustaches, enseignant dans un école et très grand activiste révolutionnaire. Il était amoureux de ma tante (Tetia Idia), qui était devenue veuve, vivait Ekaterinoslav et travaillait dans un magasin de vin appartenant à l’État, que mon père avait obtenu pour elle.
Pendant l’une de ces manifestations, non loin de notre maison sur l’avenue Pouchkine, il y avait une grande foule d’ouvriers et il marchait devant avec un drapeau rouge. La troupe ouvrit le feu et il fut tué par la première salve. Nous avions entendu la fusillade, car c’était très près de chez nous et de la maison de ma tante, Tetia Idia où Vania et moi allions jouer avec nos cousins. Quelqu’un accourut et cria « Stepan Fédorovitch a été tué ». Nous ne comprenions pas ce qui s’est passé et ce n’est qu’après que nous connûmes les détails.
Il y avait donc, en ce temps, des morts que nous connaissions et cela commençait à nous influencer. Petit à petit nous devenions, non pas des monarchistes mais des « révolutionnaires en herbe » et nous jouions « à la révolution ».
Enfin, tout cela se calma graduellement et même la nouvelle Douma devint plus à gauche et il y a eu un « Manifeste » du Tsar (je crois du 17 octobre) qui donna beaucoup d’avantages à la population. La vie a donc changé en général, mais à la maison, tout allait comme avant. On étudiait, on se disputait, on se battait, tout allait bien !
En 1905, nous déménageâmes à la rue de Varsovie, dans le quartier juif. Sur le 110 000 (250 000 selon les statistiques officielles) habitants de Ekaterinoslav, 30 à 40 000 (73 000 selon les statistiques officielles) étaient juifs.
Il y avait une ville juive, tout le commerce était dans les mains des juifs, les tailleurs, les cordonniers et presque tous les médecins étaient juifs.
Il n’y avait pas d’animosité. Dans la rue de Varsovie ou nous allâmes habiter, nous étions presque les seuls russes. Notre maison était une grande maison à deux étages, nous habitions au deuxième.
A coté, il y avait une grande maison de quatre ou cinq étages habitée par des juifs uniquement. Dans cette maison, il n’y avait que des filles. Vania, à cette époque, n’allait pas encore à l’école, moi j’étais en classe préparatoire de l’école « realnoe uchilichtche ».
Quand on habitait dans cette rue du quartier juif, il y avait des « pogroms ».
Pendant la révolution, pour dévier l’attention des ouvriers révolutionnaires et des classes moyennes, le gouvernement organisait des provocations contre les juifs en utilisant la populace, les koulaks et les ouvriers enrichis. Ce ne furent pas des pogroms sanglants avec des morts, sauf cas exceptionnels. En général, ces pogroms ne se passaient pas en centre-ville, mais dans les faubourgs : la police intervenait pour calmer les gens, mais en général était plutôt passive.
Notre cousin, Pétia Gvozdiov, qui avait à peu près le même âge que Vania, venait jouer chez nous. Nous jouions donc avec les petites filles de la maison voisine : bien entendu il n’y a jamais eu de problème, jamais nous n’aurions employé le terme ‘youpin’ (« zhyd », qui nous était interdit et pour lequel nous aurions été sévèrement punis. Dans cette rue « Varsovie », il y avait une famille nommée « Varshavsky" qui tenait une petite boutique de bijoutiers, et qui avait un garçonnet Gricha et une fillette Niounia (Ania)» qui avait le même âge que moi. C’était une grande fillette, rondelette, mais jolie (sauf quelle avait une voix désagréable), qui fut « mon premier amour » (bien entendu platonique).
Il y a eu cependant des juifs qui, après la révolution, ont fortement relevé la tête et ne se sont pas bien conduits. Je me souviens que parmi les jeunes juifs, avec qui on jouait, il y en avait qui se sont lancé dans la politique. Lorsque les menaces de pogroms apparurent, ces jeunes ont formé une « Union de Jeunes Juifs » (nous les appelions alors de « Bund »), dont certains étaient même armés.
Le fils de mon tailleur, il s’appelait Zelik, un garçon de 16-17 ans, entra dans cette organisation d’autodéfense et nous racontait même que l’organisation avait reçu des revolvers (je ne sais si c’était vrai).
Une synagogue à Ekaterinoslav (image d'archive)
Il y avait beaucoup de synagogues à Ekaterinoslav. Dans une rue voisine, « la rue du Jourdain », il y avait une synagogue à deux étages, entourée d’une palissade.
Une fois, je suis entré dans cette synagogue avec mon père : en entrant nous avions enlevé nos chapeaux, mais on nous a expliqué que dans les synagogues, les hommes devaient rester couverts. Nous y avons écouté de très beaux chants et nous y avons été traités avec beaucoup de respect.
Quelque temps après le révolution, sont apparues des contre-manifestations de monarchistes, portant les drapeaux russes avec l’aigle impérial, chantant l’hymne national « Dieu garde le Tsar » et criant « Tapes sur les youpins et sauves la Russie ! ». Donc, un jour, une telle manifestation passait le long de la rue du Jourdain devant la synagogue, avec ces mêmes slogans et on entendit des coups de revolver tirés en l’air. Les groupes d’autodéfense qui se trouvaient dans la synagogue ont certainement effrayés et ont aussi tiré en l’air. La police est alors intervenue et cela s’est calmé.
Dans la maison voisine vivait une femme juive, Directrice et propriétaire du « gymnase » (lycée) juif du nom de Ioffe. Sa file, Olia Ioffe, qui était notre compagne de jeu, était très sérieuse et intelligente et en plus était très forte et se battait avec nous comme un garçon
Je me souviens donc que, quelque temps après cette manifestation, mon père et ma mère se tenaient sur notre balcon et entendirent cette femme Ioffe (qui se trouvait un étage au-dessus, dans la maison voisine) disant à quelqu’un que son locataire « Rosov » était parmi les manifestants du pogrom, portant les casquettes à cocarde. Une telle chose n’était pas vraisemblable, car mon père était un progressiste et avait même été menacé d’arrestation, car il était membre du parti dit « Parti du 17 Octobre », parti révolutionnaire modéré qui prônait une monarchie constitutionnelle libérale.
Mon père fut scandalisé par une telle calomnie et rédigea une plainte circonstanciée à l’adresse du Procureur. Notre « intelligentsia » était cependant modérée, plutôt à gauche qu’à droite et le Procureur, qui connaissait mon père, lui recommanda de ne pas donner suite « bien sûr » dit-il, « cette attitude est inadmissible, mais tenez compte du fait que votre action plainte peut entraîner une condamnation très sévère de cette femme ».
Mon père retira alors sa plainte.
Nous étions donc en 1905 ; cette année-là naquit la dernière fille de la famille Rozov, Natalia Petrovna Rozova (Natacha), et, pourrait-on dire, la famille fut alors au complet, et commença la deuxième période de ma vie, la période d’adolescence et d’études.
FIN DE L’ENREGISTREMENT
Transcription des « SOUVENIRS » dictés au magnétophone par Fédor Pétrovitch ROZOV quelques semaines avant sa mort, centenaire, en 1995
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